Jusqu’au fleuve du Dragon Noir

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Un siècle après s’être lancés à la conquête de l’Est Sauvage, les Russes y ont développé une société de colons libres constituée de trappeurs, de guerriers cosaques, de hors-la-loi… ainsi qu’une poignée de héros légendaires parmi lesquels Stenka le Protecteur, l’ataman rebelle, ou Janna Cinq-pour-Un, la fameuse Tireuse de Verkhoïansk.

Mais l’existence est rude dans les régions de la Frontière, et pas seulement à cause des rigueurs du climat. De nombreux ennemis guettent les pionniers de Fort-Albazine : les nomades toungouses, éleveurs de rennes et archers émérites dont on dit qu’ils pratiquent la sorcellerie, et les armées de l’empereur chinois Kangxi, qui s’inquiète de l’expansionnisme russe…

Sur les rives du fleuve du Dragon Noir, l’équilibre des forces est fragile ; chacun sait qu’il faudra bientôt dégainer pistolets et mousquets pour faire parler la poudre.

Ce roman, « western sibérien » dont j’ai achevé la rédaction en début d’année 2020, est à la recherche d’un éditeur.

Un court extrait du roman…

La Chilka, sur laquelle cinq canots mis à l’eau à Nertchinsk naviguaient depuis près d’une semaine, était sur le point de rejoindre sa sœur l’Argoun. En se mêlant, les deux rivières donnaient naissance au fleuve Amour. Bien des années plus tard, on découvrirait que celui-ci se jetait dans les confins septentrionaux de la mer du Japon, en face de la grande île de Sakhaline.

« Voici donc le fameux fleuve, dit Semion Artemovitch avec une pointe de déception dans la voix. La Grande Eau… Je l’imaginais beaucoup plus large. En réalité, il est aussi impressionnant qu’une rivière comme la Moskova.

Le temps est brumeux, je me demande comment vous distinguez l’autre rive d’ici. À moins que vous nous ayez caché vos talents de chasseur aux yeux d’aigle, monsieur l’administrateur Simonov, du Bureau des affaires indigènes. »

Semion Artemovitch se renfrogna, décelant l’ironie dans les paroles de celle qui s’adressait ainsi à lui. Elle prononçait le mot « administrateur » avec répugnance, comme s’il s’agissait d’une affliction dont elle souhaitait se tenir à distance. Quant au Bureau des affaires indigènes, il avait déjà fait l’objet de ses sarcasmes un peu plus tôt : il existait donc des gens dont le gagne-pain consistait à manipuler des dossiers censés régenter la vie des trappeurs tatars et des bouviers bachkirs ?

Semion Artemovitch pouvait comprendre de telles réactions de dédain fondées sur l’incompréhension. À vrai dire, tout dans cette femme lui semblait être l’exact opposé de ce qu’il était lui-même. Parmi les membres du convoi en route pour Fort-Albazine, la dénommée Janna Cinq-pour-Un l’intriguait plus que quiconque. Elle le fascinait et l’effrayait tout à la fois. À l’inverse de la blonde et délicate Pelagueïa Mikhaïlovna, la brune cosaque était loin d’être une beauté. Avec son visage rond comme la lune, ses traits grossiers, sa silhouette râblée, elle avait quelque chose de mongol, une impression que renforçait le port d’amples pantalons de cavalerie, d’un gilet de cuir usé et, aspect le plus frappant de son habillement, d’une peau de loup gris endossée à la manière d’une pèlerine, et dont la tête ballottait au gré des mouvements de sa propriétaire. Semion Artemovitch n’avait jamais rencontré une femme capable d’absorber de telles quantité d’alcool ; la gourde accrochée à sa ceinture paraissait sans fond, car la cosaque la portait régulièrement à ses lèvres et on ne la voyait pas la remplir. Aussi sauvage que les vastes contrées qu’elle sillonnait en quête d’aventure, Janna Cinq-pour-Un était chez elle dans les régions de la Frontière, où tout le monde avait déjà eu affaire à elle ou, du moins, la connaissait de réputation. Personne ne l’interrogeait au sujet de la large entaille qui parcourait sa pommette droite, ou de son surnom : ces histoires étaient sues de tous. Mais il fallait croire que sa renommée n’avait pas encore atteint Moscou ; quand Pelagueïa Mikhaïlovna, l’une des rares fois où celle-ci osa lui adresser la parole, s’enquit de l’origine du « Cinq-pour-Un », la cosaque parut étonnée de devoir l’expliquer. Elle s’y plia néanmoins de bonne grâce :

« On raconte qu’un soir, dans un infâme tripot de Verkhoïansk, j’ai abattu cinq hommes d’un seul tir de pistolet. Depuis, ça m’est resté.

Cinq hommes tués avec une unique balle ? Est-ce possible ?

Pas à ma connaissance. Par contre je peux vous dire ce qui s’est réellement passé. J’étais avec mon frère Iourka, on avait tous trop bu et une dispute a éclaté, je ne sais plus pour quel motif… Peut-être qu’un abruti s’est cru autorisé à rire de l’infirmité du frangin, qui a le malheur d’être muet. En tout cas je me suis un peu énervée… Non, pas un peu énervée : j’ai carrément vu rouge. J’ai ouvert le feu plus ou moins au hasard, sans réfléchir un seul instant à ce que je faisais. Il se trouve que la balle a transpercé le gras de deux types et a fini par érafler la peau d’un troisième. Le premier d’entre eux est mort, paix à son âme ! Ça a eu lieu il y a seize ans, lorsque j’étais encore une gamine, à Kazan et non à Verkhoïansk, vu que mes pas ne m’ont jamais portée aussi loin au nord. Voilà tout. »

Innocemment, Pelagueïa Mikhaïlovna lui demanda si elle n’était pas gênée de cette notoriété qui reposait sur des faits inexacts. Un homme aurait sans doute reçu un violent coup de poing en réponse. En revanche, Pelagueïa Mikhaïlovna eut droit à un aveu sincère :

« Gênée, pourquoi ? Il n’y a pas grand-chose qui me gêne de manière générale. Et puis cette anecdote est plutôt flatteuse pour moi. Si la réalité est moins attrayante que le mythe, autant colporter le mythe, vous ne croyez pas ? »

(Extrait du chapitre 2, « Fleuve sans retour »)