L’Ornithorynque de Bonaparte

Platypus

En cette année 1799 – ou an VII de la République, comme on dit désormais – Napoléon Bonaparte peine à se faire une place au milieu de ses prestigieux confrères du Muséum National : les Jussieu, Lamarck et autres Cuvier. Ses travaux suscitent au mieux l’indifférence, au pire le mépris. S’il est maintenu en tant que suppléant de la chaire de zoologie, section mammifères et oiseaux, la rumeur prétend qu’il le doit aux relations de son épouse Joséphine, laquelle serait la maîtresse du chef du gouvernement…

Mais un navire anglais venu de la lointaine colonie de Sydney va ouvrir de nouvelles perspectives au naturaliste corse. À l’autre bout du monde, des merveilles de la faune et de la flore semblent n’attendre que lui pour être enfin révélées à l’ensemble de la communauté scientifique. C’est décidé : par ses futures découvertes, par ses conquêtes sur les étendues désolées de l’ignorance, le nom de Napoléon Bonaparte entrera dans l’histoire.

Ce roman uchronique dont j’ai achevé la rédaction en 2013 est toujours à la recherche d’un éditeur.

Un court extrait du roman…

Napoléon s’est réjoui trop tôt en se croyant imperméable au trac. Quelle idée a eue Joséphine de lui faire revêtir cette culotte de casimir blanc sans doute du dernier chic, mais dans laquelle il se sent comme un gigot d’agneau dans un bas de soie ! Et cette redingote de louviers d’un vert tapageur… N’avait-il pas dans sa garde-robe de vêtement plus approprié ? Au comble de l’inconfort, il est assailli par des bouffées de chaleur, comme si, par quelque caprice géographique, le long fil invisible de l’équateur s’était soudain décidé à passer au-dessus du jardin des plantes de Paris. Son mollet gauche se met à vibrer, signe chez lui d’une grande nervosité. Il comprend que le démon de la timidité a remporté la première manche.

Désireux de hâter le terme du supplice, Napoléon range son carnet de maroquin au fond d’une poche, lève le tonnelet à hauteur d’yeux et inspire fortement ; enfin il se lance à l’eau :

« Chers confrères, je ne vais pas répéter ce que vient de vous exposer, avec sa clarté coutumière, notre directeur. Je ne reviendrai pas davantage sur les circonstances qui m’amènent en ce jour à prendre la parole devant une assemblée si prestigieuse. Des communiqués officiels et, je n’en doute pas, autant de bruits de couloir, l’auront fait à ma place. Je m’efface donc devant notre ambassadeur de Nouvelle-Hollande, j’ai nommé monsieur Platypus. »

Durant les jours qui ont précédé cet exposé, Joséphine a insisté pour que son amie la Contat donne à Napoléon quelques astuces de scène, qu’elle lui enseigne les postures qui transforment un citoyen lambda en héros racinien. Aussi est-ce dans un geste théâtral que Napoléon ouvre le tonnelet et, d’une main ferme, en extrait un corps que la liqueur a rendu humide ; un corps ou plutôt une peau, les parties molles n’ayant pu être conservées. Sur les gradins, on s’anime, comme dans l’attente d’un coup de tonnerre lancé par un machiniste caché derrière le rideau rouge. Les yeux s’écarquillent. Les cous s’allongent. Les bustes se penchent vers l’avant. Certains croient apercevoir un rat, ou peut-être une sorte de castor. D’autres remarquent le bec et les pattes palmées, rejetant d’emblée l’hypothèse du rongeur. La fourrure brune est pourtant celle d’un quadrupède…

« Je devine à votre agitation, chers confrères, que jamais vous n’aviez posé le regard sur pareille créature. Et pour cause : avant celui-ci, pas un exemplaire n’a débarqué en Europe. Consultez les livres les plus récents, les articles les plus pointus, vous ne trouverez aucune mention de mon platypus. Je me permets de dire « mon » platypus car c’est moi qui l’ai baptisé ainsi, ayant eu l’honneur et le privilège de le découvrir. Un terme grec signifiant « pieds plats » m’a paru judicieux pour le désigner. Vous pourrez vous en rendre compte en vous approchant. »

Les dix savants n’attendaient qu’un mot pour quitter l’incertitude des gradins pour les lumières de l’estrade. Jussieu peut s’escrimer à réclamer calme et discipline, il est submergé par l’irrépressible soif de connaissance de ses subordonnés. Lui-même tente quelques pas en direction de Bonaparte et de sa créature, avant qu’ils ne disparaissent sous l’écume des vociférations.

« Voyez ce bec et ces palmes : aucune discussion possible, c’est un anatidé ! »

« Je veux bien croire que la Nouvelle-Hollande soit un continent étonnant, mais pas au point d’abriter une race d’oiseaux couverts de poils ! »

« C’est manifestement une créature amphibie, une espèce de taupe qui aurait délaissé l’élément terrestre pour l’élément aquatique. »

« Quarante-cinq ou cinquante centimètres de long, environ un kilo et demi, une queue de la taille d’une paume humaine… Une moitié de castor, en fait. »

« Un castor, une taupe d’eau, un cousin du colvert… Un canular, voilà ce qu’est cette abomination ! Une grotesque mystification qui est en train de vous piéger tous autant que vous êtes, mes honorables confrères ! »

Le vacarme se tait aussi subitement qu’il s’était formé, tel un orage violent ayant épuisé sa colère.

(Extrait du sixième chapitre, « Préjugés et Orgueil »)